Fabriquer des certitudes

Publié dans: Dousset, Laurent 2022. « Fabriquer des certitudes, saisir l’incertain. À propos de l’article « Incertitude et possibilité » de T. Ingold », In Analysis, 6(1) : 25-27.

La version publiée est disponible ici:
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2542360622000142

Avant de me pencher sur la contribution de Tim Ingold et d’y confronter mes propres réflexions et perspectives, je tiens à remercier In Analysis pour l’opportunité donnée à m’exprimer dans une revue et de m’adresser à un public que je ne peux guère compter parmi mes « milieux » d’échanges habituels. J’imagine que le défi fut le même pour Ingold : comment exprimer des idées et raconter, sans les simplifier, des processus d’une complexité considérable sans pouvoir bénéficier de l’usage des raccourcis et des sous-entendus partagés dans une discipline, en l’occurrence l’anthropologie sociale ou culturelle ; raccourcis qui, à l’évidence, reflètent le corps de métier, les savoirs et les modes de penser produits par l’histoire partagée d’une science, mais qui en constituent aussi les limites, peut-être même un lieu d’enfermement ? Je relève le défi.

Ce défi est d’autant plus difficile à relever qu’il nous invite à travailler la notion d’incertitude, périlleuse pour au moins deux raisons. D’abord, car elle figure parmi ces concepts qui oscillent inconfortablement entre la manifestation des expériences individuelles et le discernement des rapports sociaux, sans pour autant les articuler clairement les unes aux autres. Ensuite, parce que le contexte actuel de la pandémie, des changements environnementaux ou encore des tensions géopolitiques met au jour une polysémie telle à son sujet que son usage abondant finit par ne plus produire que du bruit. L’ambition de ce commentaire est de répondre à ces deux difficultés, et ce faisant de réagir au texte de Tim Ingold sans pour autant relever point par point les accords ou les désaccords spécifiques qui pourraient nous rassembler ou nous distinguer.

Dans le cadre de l’exercice présent, il n’y aura de ma part aucune autre prétention que celle d’être un anthropologue. Ce qui signifie adopter une perspective qui parle de l’humain, non pas en l’unifiant dans un personnage, en l’occurrence le narrateur, qui incarnerait par essence l’universalité des logiques et des possibilités, mais celle qui suggère que c’est par l’observation de la diversité des altérités, et donc l’étude de la panoplie des manifestations socioculturelles, que l’humanité peut être pensée. Je prends donc l’autre au sérieux.

Adoptant la perspective du personnage narrateur, du philosophe informé des diversités d’existence unifiées dans la figure d’un métanarrateur qui sait prendre du recul, Tim Ingold a bien évidemment raison de souligner qu’il n’y a guère d’autre certitude que celle de se savoir mortel (et encore, je me permets de relativiser, car même cette certitude n’est qu’anticipation hypothétique puisque, par définition, on ne peut narrer post-mortem sa propre disparition ; voir surtout Freud, 1981 [1915]). Et il a bien évidemment raison aussi de souligner que le monde, la vie, n’est qu’incertitude qu’il nous faut, pour ainsi dire, domestiquer, canaliser, accueillir les bras ouverts pour l’entrelacer, de génération en génération, dans une continuité avec le possible. Bertrand Russel (1969) nous l’expliquait déjà lorsqu’il écrivait que la certitude est un leurre avec lequel la philosophie aide à vivre. Elle augure de l’impasse, alors que l’incertitude permet la continuité, nous explique encore Ingold.

Mais l’anthropologue que je suis mettra ici en avant l’autre perspective, celle qui fonde la mesure de soi dans celle des autres. Un principe selon lequel les choses n’ont de signification que dans des rapports : de différence et de distinction, de similitude et d’identité, de hiérarchie et de distance, d’équivalence et de proximité, d’antécédence et de simultanéité. C’est une perspective presque aussi ancienne que l’anthropologie, celle de voir dans l’humain d’abord et avant tout la capacité, la volonté et la nécessité d’organiser ainsi le monde, humain comme non-humain.

Ce qu’il nous faut relever dans ces organisations du monde, qui sont aussi nombreuses et diverses que l’humanité a su produire des « cultures » – et je mesure toute la difficulté d’employer ce terme ici sans pouvoir le discuter plus amplement –, est la sédimentation de leur objectif – adoptons ici et pour le moment un vocabulaire fonctionnaliste – dans la fabrication, paradoxale peut-être, de certitudes. Ce que nous appelons « culture » n’est, en dernier ressort, rien d’autre que la construction d’ancrages pour les évidences, les croyances, le sens commun, les choses considérées comme « vraies » pour la simple raison qu’elles sont partagées. La culture fabrique des vérités, et surtout de la certitude à leur égard. Elle permet aussi de vivre des certitudes fondées sur des « vérités ». Parce que c’est, comme je viens de l’insinuer, dans l’éclaircissement de l’idée de « certitude » que réside le véritable travail à accomplir, et parce que, ce faisant, nous aurons l’opportunité de réduire le bruit intempestif qui accompagne la notion d’incertitude, c’est aussi par ce cheminement que je répondrai aux propositions d’Ingold.

Revenons aux bases. La « culture », c’est-à-dire ces manières spécifiques mais plus ou moins diffuses et plus au moins partagées d’organiser le monde, produit, aux yeux de ceux qui l’incarnent, des vérités ; elles aussi plus ou moins partagées et diffuses. C’est ce qui, jadis, fut appelé des épistémès, des régimes de vérités qui sont autant des régimes de ou du pouvoir – car certaines personnes sont plus proches et plus légitimes de ces vérités que d’autres –, ou ce que l’anthropologie contemporaine aime parfois appeler des ontologies. Ici encore, je me permets certaines libertés terminologiques. Ces vérités contribuent à produire de la certitude : au sujet de l’authenticité des propos, concepts et croyances, mais aussi au sujet des manières de faire et de penser quotidiennes, banales, que chacun et chacune considèrent comme normales, rationnelles, logiques, fondées, justes et belles, voire même naturelles. La certitude est donc multiple, car l’humanité a su construire de nombreuses « ontologies » ; elle est relative et contextuelle dans l’absolu, mais absolue dans la perspective de ceux qui l’incarnent ; et elle est surtout indispensable. L’un des principes fondamentaux qui motivent l’anthropologue est de ne jamais remettre en question la représentation que l’autre se fait du monde, aussi éloignée de la sienne qu’elle puisse être. Et donc de prendre au sérieux ce que cet autre considère comme certain. Les esprits qui protègent les jardins, la présence des ancêtres dans les maisons, la sorcellerie et la magie comme moyens d’action, l’âme et le principe vital qui animent les arbres ou les objets, l’existence d’un paradis éternel après la mort, l’hostie qui, par la transsubstantiation, est devenue Jésus… sont ainsi des vérités ; certes, pour certains, mais des vérités quand même, car elles guident les pratiques, qui ont des conséquences.

La certitude – ou la croyance en des certitudes – est indispensable à la vie, en société en l’occurrence (mais comme la vie humaine ne semble pouvoir se réaliser qu’en société, autant prétendre qu’elle est indispensable à la vie humaine tout court), car elle permet d’exister, d’agir, de percevoir sans devoir à chaque instant revenir sur et réfléchir à la justesse de ses actes et de ses perceptions. Elle établit un environnement de confiance en soi, toute relative, cela va sans dire, mais surtout de confiance dans les institutions sociales. Insérons ici une brève parenthèse au sujet de la notion d’« institution sociale » telle qu’elle est comprise par les anthropologues, même si ce détour n’est peut-être pas indispensable et que le lecteur épouse déjà sa signification élargie. La parenthèse reste utile car la notion aura son importance dans la clarification de ce qui peut être entendu par « incertitude ». Une institution sociale est toute pratique ou forme de représentation partagée qui, de ce fait, s’institutionnalise, c’est-à-dire devient repère transmissible de génération en génération, et ceci même si elle peut subir des transformations, voire même disparaître au cours de l’histoire. Ainsi, une institution est, certes, un établissement d’ordre public : mairie, préfecture, église du village et au-delà l’institution religieuse dans son ensemble, Trésor public… Mais elle est aussi l’idée du mariage comme forme d’institutionnalisation et de ritualisation de l’union de deux personnes, les manières de table, les modes d’interlocution en fonction des situations sociales, et même la boulangerie du quartier, lieu d’acquisition du pain et non de voitures.

Ces institutions, qui sont donc le berceau des certitudes, sont indispensables à la vie en société car elles permettent l’anticipation sans devoir à chaque instant analyser les raisons d’être et les origines profondes des manières de faire et de penser. Avouons que la vie serait compliquée et même pénible si, à chaque fois que nous désirions acheter du pain, il nous fallait connaître et refaire l’histoire de la domestication du blé, de la division sociale du travail, de l’émergence de spatialisations qui distinguent des corps de métiers arbitraires, des moyens d’échange pour aboutir à l’argent fiduciaire, et tout ceci pour enfin pouvoir prendre cette décision qui nous paraît tellement banale et qui ne l’est pourtant pas : aller dans une boulangerie ! Les certitudes produites par les institutions sociales nous permettent d’agir sans devoir à proprement parler, y penser, sans même nécessairement en être conscients à chaque instant, sans devoir tout déconstruire. Elles libèrent ainsi notre esprit pour d’autres tâches et d’autres problèmes. Les certitudes, toutes relatives et historiquement situées qu’elles soient, ont leurs vertus.

Si nous acceptons l’idée selon laquelle les certitudes sont indispensables car elles permettent l’anticipation, et si nous acceptons de surcroît que ces certitudes sont le fruit d’une certaine confiance dans les institutions sociales, nous pouvons aussi considérer l’incertitude sous un autre angle cette fois que celui de l’absence de captation du futur, de prise de risque ou encore d’incomplétude cognitive. Nous pouvons dépasser ce bruit qui met en jeu l’idée d’incertitude à la fois quand il s’agit de réguler les marchés mondiaux et quand des parents s’inquiètent des conditions de vie future de leurs enfants. En effet, si la certitude est l’expression d’une forme de confiance dans les institutions sociales, au sens large du terme, alors les situations d’incertitude deviennent ces lieux et ces moments dans et lors desquels cette confiance est ébranlée car les institutions n’ont pas su ou pu jouer leur rôle : la boulangerie qui se révèle ne vendre que des voitures. L’incertitude est ainsi une prise de conscience qu’il existe des formes de ruptures, des jugements selon lesquels les normes, les règles et les valeurs sociales pourtant partagées ont été ou sont incomplètes, inachevées ou même défectueuses et chimériques.

Malgré la diversité des manières de faire et de penser, des cultures et des contextes sociohistoriques, des cités de France aux villages de la Mélanésie insulaire et au désert australien, ces situations d’incertitude produisent partout les mêmes effets, sur lesquels l’anthropologue aussi est encouragé à s’attarder (Dousset 2018 & 2019). Elles invitent les acteurs – c’est ce que les personnes deviennent dans ces contextes – à partager leur appréciation de la situation, leurs observations, leurs constats, leurs doutes et leurs critiques et, ce faisant, à socialiser l’incertitude et, dans certains cas, à la transformer ainsi en crise sociale. Des formes de consensus émergent. Des consensus qui constituent les fondements sur lesquels de nouvelles formes d’appartenance, et donc de nouveaux régimes de vérités vont pouvoir émerger ; j’y reviendrai. Ces processus de socialisation de l’incertitude sont caractéristiques d’un détachement critique des acteurs, d’une sorte d’arrêt sur images lors duquel ils et elles se décentrent et évaluent ce qu’ils et elles avaient anticipé à la lumière de ce qui est véritablement advenu. Les institutions sont alors définies et redéfinies, déconstruites pour avoir failli dans le rapprochement nécessaire entre horizons des attentes, habitudes et habitus, et vécu.

Les institutions sociales sont alors montrées du doigt, critiquées, ou du moins interrogées sur leur incapacité à permettre la continuité anticipatoire, à ne pas avoir pu ou su répondre aux défis et pour avoir créé de la dissonance. Dans ces situations, les acteurs exigent plus ou d’autres formes de contrôle, plus ou d’autres normes et manières de faire, plus ou d’autres principes moraux, voire même plus ou d’autres formes d’institutions sociales. Ils remettent en cause les épistémès, et encore davantage les personnes qui sont censés les incorporer et qui les légitiment : les prêtres, les politiques, les scientifiques, les chamanes, les chefs, les maîtres rituels. Tous ceux qui, en manipulant des symboles et des métaphores, reproduisent les institutions sociales en même temps qu’ils confortent leur propre position de sachant, de représentant et de décideur.

Autre fait remarquable : la remise en question des institutions sociales ne se limite jamais à la seule cause immédiate de la dissonance, mais s’étend pour épouser une critique de l’organisation sociale, de la société, dans son ensemble. Nous l’avons encore constaté dans le contexte de la COVID-19 : lorsque les ruptures entre horizon des attentes et vécu sont montrées du doigt, les interrogations ne concernent pas seulement le système de santé et de prévention, le politique ou le scientifique (ce qui comprend pourtant déjà de nombreux domaines et acteurs de nos organisations sociales occidentales), mais elles vont jusqu’à remettre en question les principes de la démocratie et de la représentation, renforce l’adhésion aux organisations religieuses, confirme des théories du grand complot ou fait même émerger de nouvelles formes d’agir et de croire qui cherchent à être partagées, à devenir collectives, et donc à fabriquer des appartenances. L’émergence de ces nouvelles volontés d’appartenir autrement et à autre chose fragmente encore davantage une société qui, de manière erronée, cherche à se penser comme un tout intégré. De nouveaux régimes de vérités naissent, avec leurs propres prophètes et représentants, définissant de nouvelles formes de vérités et de certitudes.

Résumons notre propos à la lumière de celui d’Ingold. Les certitudes sont des constructions sociales historiquement et culturellement situées ; et de ce fait elles sont des leurres, d’un point de vue extérieur et absolu, du moins. Mais elles sont aussi indispensables à l’interaction et à la vie en société, donc à la vie humaine. Elles fondent les appartenances parce qu’elles contribuent à légitimer les institutions et les personnages qui y sont logés ou qui les représentent et qui de ce fait incarnent des épistémès. Les situations d’incertitudes sont quotidiennes : le vécu ne reflète jamais parfaitement l’horizon des attentes. Nombreuses sont celles qui sont simplement oubliées ou évacuées car elles ne paraissent pas à proprement parler émaner d’une forme de dysfonctionnement des institutions, ou parce que les expériences de l’incertitude sont trop individuelles ou personnelles pour être reconnues comme telles par autrui et être partagées, et donc socialisées. D’autres, au contraire, dérangent et interpellent, font l’objet d’échanges et de discussions, de consensus, et font émaner de nouvelles formes de certitudes (dans un sens primitif, elles font déjà émerger une certitude au sujet de l’incertitude) et le désir, pour ne pas dire le besoin de réagir, d’adapter, de transformer pour résoudre l’incertitude et revenir à un état d’anticipation possible. C’est alors que les possibles, pour reprendre la terminologie d’Ingold, deviennent palpables, réalisables. C’est alors que ce que Durkheim (1960 [1912]) ou Mauss (1973 [1925]) appelaient le « sacré », c’est-à-dire ce qui fait que la société est plus que la somme des individus et ce qui constitue le fondement inconscient de la pérennité des appartenances, quitte la sphère de l’inconscient collectif et du non-dit pour se loger au plus près des acteurs eux-mêmes et pour féconder de nouvelles formes d’appartenance. La « société » n’y est ainsi plus (et probablement ne l’est-elle jamais) ce sacré qui unirait les personnes, une totalité donc, qui dépasserait les consciences individuelles, mais au contraire elle est alors le plus petit dénominateur commun de sensibilités et de vécus divers. Elle devient ce qui est suffisant pour que les acteurs puissent se penser similaires par certains aspects tout en se différenciant d’autres acteurs qui adhèrent à d’autres formes d’appartenance.

La certitude absolue n’existe pas, mais elle est indispensable à la vie. C’est aussi elle qui permet aux humains de s’emparer de leur destin lorsque l’horizon des attentes diverge du vécu. L’incertitude est ainsi une opportunité. Pour l’anthropologue qui, dans ces moments, trouve le moyen de saisir les valeurs sociales profondes associées aux institutions devenues défaillantes, incomplètes, remises en question. Pour les acteurs aussi, car ce sont à ces moments qu’ils interviennent dans les transformations sociales et qu’ils écrivent ainsi l’histoire.

Les cheminements de Tim Ingold et le mien sont très différents. Et pourtant, nos conclusions semblent se rencontrer. L’incertitude fait peut-être d’abord et avant tout figure d’opportunité. Parfois, cependant, les cheminements sont plus importants que les conclusions.

Bibliographie

Dousset, L. (2018). Pour une anthropologie de l’incertitude. Paris : CNRS éditions.
Dousset, L. (2019). De l’incertitude au risque : un outil heuristique. Moussons, 34(2), 21-48.
Durkheim, E. (1960 [1912]). Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie. Paris: PUF.
Freud, S. (1981 [1915]). Essais de psychanalyse. Paris : Payot [publication originale : Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, Imago, 4(1)].
Mauss, M. (1973 [1925]). Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. Sociologie et anthropologie (pp. 143–279). Paris: PUF.
Russel, B. (1969 [1940]). Signification et vérité. Paris : Flammarion, Champs.